98.
Les lumières familières de la vieille maison de Riverdale brillaient de tous leurs feux.
En remontant la rue au volant de sa voiture, Carroll se rappela une époque où son père et sa mère étaient encore là, une époque où tout semblait tellement plus sensé… Une époque où Trentkamp était Oncle Walter.
Walter Trentkamp et son père avaient été amis, pendant toutes ces années. Son père avait-il commencé à se douter de quelque chose ? Les gens étaient si ignorants à l’époque, songea-t-il. Et, de toute évidence, si naïfs au sujet de leur propre gouvernement. Les Américains tenaient la démocratie pour l’unique système politique viable.
Trentkamp et le KGB avaient superbement dupé tout le monde. Walter avait fait preuve d’un tel aplomb ; il n’avait pas hésité à utiliser Carroll. Quelle meilleure source de renseignements aurait-il pu trouver ? L’outrecuidance de Trentkamp était saisissante mais, au moins, sa façon d’opérer était cohérente. En y réfléchissant, avec le recul, Carroll se souvint que Walter avait passé beaucoup de temps en Europe, après la Seconde Guerre mondiale. Il repensa aux voyages que celui-ci avait faits en Amérique du Sud, au Mexique, en Asie du Sud-Est, officiellement pour des missions d’information. Il n’était pas surprenant qu’ils n’eussent jamais identifié Monserrat. Ils ne cherchaient jamais au bon endroit.
Personne n’avait pensé à le chercher ici même, à New York, ou à Washington. Personne n’avait jamais entretenu le moindre doute au sujet de Trentkamp. Et ce dernier savait qu’il en serait toujours ainsi. Son assurance mettait Carroll hors de lui, rétrospectivement. Walter ne craignait ni ne respectait les services secrets américains. Et il avait eu raison. Son sens du stratagème, de la diversion, s’était révélé remarquable – l’œuvre de toute une vie d’un virtuose de l’espionnage.
Les enfants bondirent et coururent vers lui lorsque Carroll entra en titubant dans la maison. Il y eut alors des tonnes de câlins, des brassées de bisous. Les petits serraient leur père dans leurs bras de toutes leurs forces.
— Il faut qu’on parte d’ici, chuchota-t-il à Mary Katherine dès qu’ils eurent une minute de répit. Nous devons quitter la maison immédiatement… Aide-moi à les habiller. Reste la plus évasive possible, s’ils te posent des questions. Je dois appeler Caitlin.
Sa sœur hocha la tête. Elle ne manifesta pas une surprise excessive à cette nouvelle.
— Vas-y. Je me charge d’habiller les troupes.
Deux heures plus tard, les six membres de la famille Carroll, plus Caitlin Dillon, se présentaient discrètement au Durham Hôtel, sur la 87e Rue, à Manhattan.
Carroll projetait d’y passer la nuit, voire les suivantes, si besoin était, le temps pour eux de décider de la conduite à tenir avec l’aide d’Anton Birnbaum, de la police de New York, de tous ceux en qui ils pouvaient avoir confiance. La vie se révélait subitement pleine de faux-semblants et de traîtrise. Carroll tenait à assurer ses arrières.
Lorsqu’ils furent tous réunis dans l’hôtel du West Side, Caitlin et Carroll tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Ils échangèrent un long baiser, auquel ni l’un ni l’autre n’avait envie de mettre un terme. Caitlin se pressa contre Carroll avec un désir animal. Elle n’avait plus aucune raison de cacher quoi que ce soit, de retenir ses sentiments.
— Je t’aime, lui déclara-t-elle, plongeant son regard dans les yeux de Carroll.
— Je t’aime aussi, Caitlin. J’ai eu tellement peur, aujourd’hui. J’ai cru… que je ne te reverrais jamais.
Ils firent l’amour dans leur chambre d’hôtel, passionnément – et sans ces longs préliminaires qui étaient une des spécialités de Lima, Ohio.
Ensuite, ils s’assirent sur le bord du lit, se tenant les mains comme s’ils pensaient qu’ils n’auraient plus jamais l’occasion de partager un aussi merveilleux moment.
— J’ai détesté te savoir à leurs trousses, murmura Caitlin. (Son souffle lui caressait la joue avec la douceur d’une plume.) Je n’avais jamais ressenti une telle solitude et une telle peur. Je ne veux plus jamais revivre ça.
Carroll repoussa quelques mèches de cheveux du visage de la jeune femme. Il tenait tant à elle.
— J’avais dit à Walter Trentkamp que je démissionnerais quand cette affaire serait réglée. Je n’ai pas changé d’avis.
Caitlin le regarda droit dans les yeux.
— Mais il y a un hic.
— Oui, il y a un hic. L’affaire Green Band n’est pas réglée.
Il y avait tant de témoignages à étudier et à approfondir. Tant de dossiers classés secret, au FBI et au Pentagone.
Et surtout, il leur fallait trouver les bonnes personnes, les contacter et leur révéler ce qu’ils savaient, leur révéler la vérité.
Et qui donc étaient les bonnes personnes ? En qui pouvaient-ils avoir confiance, à présent ?
La police de New York ?
La CIA ?
Le New York Times ?
Le Washington Post ?
L’émission Sixty Minutes ?
Le Comité des Douze était présent partout. Forcément. Comment les Sages n’auraient-ils pas au moins un pied dans la police, dans la CIA ? Contrôlaient-ils la presse et la télévision ?
À qui confier la vérité ?
Pendant les premières heures qu’ils passèrent à l’hôtel, Carroll et Caitlin dévorèrent tous les comptes rendus de l’affaire dans les journaux. À deux reprises dans le courant de l’après-midi, Carroll prit un taxi jusqu’au grand marchand de journaux de Times Square. Caitlin et lui lurent et relurent tout ce qui avait été écrit sur Green Band.
Ils cherchèrent une trace, même infime, de vérité.
Ils n’en trouvèrent aucune. Rien concernant des groupes secrets au sein du gouvernement. Rien concernant la disparition de Walter Trentkamp. Son corps avait-il été escamoté par les Douze ?… Rien non plus sur la formation que le colonel David Hudson avait suivie dans les forces spéciales à Fort Bragg. Dans les articles, Hudson était dépeint comme un « vil agent provocateur », le cerveau de l’organisation terroriste. Il était décrit comme un homme en proie à une quête obsessionnelle de justice qui avait mal tourné, et qui, des années après la fin de la guerre du Vietnam, cherchait encore un sens à sa vie…
Toutes choses qui, lorsqu’on ne connaissait pas les tenants et les aboutissants de l’histoire, sonnaient comme l’expression de la plus parfaite vérité.